Le début de la Daguerréotypomania

On a du mal à imaginer l'enthousiasme populaire créé par la publication des travaux de Daguerre le 19 août 1839.

Si on en voulait une version contemporaine, sans doute faudrait-il observer la sortie d'un nouveau Harry Potter, ou peut-être la mise sur le marché d'une nouvelle console de jeux ?

Grande différence : nos événements modernes sont parfaitement planifiés sur le plan commercial. Pas de nouveau grand film sans ses produits dérivés disponibles en masse dès le jour même...

En 1839, il n'en était pas de même... Ce 19 août 1839, Marc Antoine Gaudin (*) était là, et il raconte :


« A Aucune époque, les amis des sciences et du merveilleux n'éprouvèrent une curiosité si impatiente qu'à l'occasion de ces étonnantes découvertes de MM. Niepce et Daguerre, qui permettaient de reproduire tout ce qui s'offre à nos yeux, dans les moindres détails. Les brillants rapports qu'en firent , devant les deux chambres, MM. Arago et Gay-Lussac, n'étaient pas de nature à refroidir l'enthousiasme ; aussi le Palais de l'Institut fut-il assailli d'une nuée de curieux, lors de la mémorable séance du 19 août 1839, où ces procédés furent enfin divulgés.

 

Exclu de l'ensceinte comme bien d'autres, pour n'être venu que deux heures à l'avance, je guettais avec la foule tout ce qui transpirait au-dehors de la communication académique. A ce moment, un assistant sort tout effaré ; on se presse autour de lui, on le questionne, et lui, qui croit tout savoir, nous dit que c'est du bitume de Judée et de l'essence de lavande. On varie les questions, mais il n'en sait pas davantage : de sorte que nous fûmes pour l'instant réduits à discourir sur le bitume de Judée et l'essence de lavande...

Mais bientôt, la foule entoure de nouveau un nouvel initié plus effaré que le premier. Et celui-là, pour le coup, nous dit que c'est l'iode et le mercure, sans autre commentaire.Enfin, la séance se termine et le secret est divulgué. Pour ma part, je cours aussitôt acheter de l'iode, regrettant déjà de voir baisser le soleil, et d'être obligé de remettre l'expérience au lendemain. Enfin, dès que le jour paraît, mon appareil est prêt : il est composé d'une lentille ordinaire de trois pouces au foyer, adaptée à un étui en carton. Après avoir iodé ma plaque à la main, je l'adapte à mon étui, que je dirige vers ma fenêtre, et attends bravement un quart d'heure que l'impression se produise ; puis j'administre du mercure à ma plaque, inclinée sous l'angle normal de 45°, en chauffant avec une bougie la cassolette en carton qui le contient. Le mystère s'accomplit aussitôt : j'ai un ciel bleu de prusse, des maisons noires comme de l'encre, mais la balustrade de ma fenêtre est superbe ! Je mets aussitôt mon épreuve en poche, et cours chez M. Lerebours, où je montre avec complaisance mon médaillon ; mais on n'y comprenait rien, parce que l'image était inverse ; d'ailleurs, ses dimensions exigües la rendaient méprisable, par rapport à celles qu'on s'attendait à produire avec un appareil normal qu'on avait construit, tant bien que mal, d'après les préceptes de M. Daguerre !

Ils croyaient déjà avoir vu quelque chose, quoique je ne visse rien, pour ma part, que des miroirs en plaqué. Mon épreuve en main, je demande à opérer, à mon tour, avec le grand appareil : je rêve déjà une épreuve superbe ; mais au bout du compte, je n'obtiens que la silouhette du Louvre, et encore fallait-il bien s'y prendre pour l'apercevoir.

Mais alors nous éprouvions une émotion extraordinaire et des sensations inconnues qui nous causaient une gaîté folle. Ce jour-là, on fit de mieux en mieux, sans approcher cependant de la moindre épreuve de M. Daguerre !

Peu de jours après, les boutiques des opticiens étaient encombrées d'amateurs soupirant après un daguerréotype (**) ; on en voyait partout de braqués sur les monuments.

Chacun voulut copier la vue qui s'offrait de sa fenêtre, et bienheureux celui qui du premier coup obtenait la silouhette des toits sur le ciel : il s'extasiait devant les tuyaux de poële ; il ne cessait de compter les tuiles des toits et les briques des cheminées ; il s'étonnait de voir ménagée entre chaque brique la place du ciment ; en un mot, la plus pauvre épreuve lui causait une joie indicible, tant ce procédé était nouveau alors, et paraissait à juste titre merveilleux ! »

* Marc Antoine Gaudin, calculateur du Bureau des Longitudes, est l'auteur d'un traité pratique de photographie, publié en 1844, dans lequel il relate les tous premiers jours de la « daguerréotypomanie »

** le même mot désignait l'appareil de prise de vue et l'épreuve obtenue.

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